« Il est 15h30 et nous sommes toujours vivants
– Journal de guerre »
Kharkiv. Marioupol. Lougansk. Tchernihiv. Boutcha…
« Je prie mes lecteurs, tous ceux qui sont auprès de nous par la pensée en ce moment, de graver dans leur mémoire ces noms de villes ukrainiennes. Ces lieux nous appartiennent à nous tous. La responsabilité de leur sécurité incombe au monde entier. »
Dès le début de la guerre en Ukraine, le 24 février 2022, l’écrivaine et photographe Evgenia Belorusets a entrepris de tenir un journal, dans lequel elle raconte le quotidien des habitants de Kiev : le sifflement des bombes, le silence des rues dévastées, la sidération, l’effroi, l’incertitude. Mais la vie, aussi, qui continue vaille que vaille à travers les gestes les plus anodins – échanger quelques mots avec un voisin, s’asseoir un moment sur un banc dans un parc, attraper au vol le miracle d’un sourire, d’un rayon de soleil, d’une minute de répit.
Avec ce document exceptionnel, dans lequel dialoguent textes et photographies, Evgenia Belorusets fait acte de résistance à sa manière intime, tentant, par les seules armes de l’art et de la littérature, de nous faire prendre la mesure exacte, à hauteur d’humanité, du drame qui se joue aujourd’hui à nos portes.
Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni avec la collaboration de Françoise Mancip-Renaudie

Evgenia Belorusets © Olga Tsybulka
Evgenia Belorusets est une écrivaine et photographe ukrainienne. Elle vit entre Kiev et Berlin. Cofondatrice de la revue littéraire et politique Prostory et membre du collectif artistique Hudrada, elle est l’autrice de deux ouvrages (Chutes heureuses, Prix de littérature internationale 2020 en Allemagne, et Cycle de conférences sur la vie moderne des animaux), à paraître chez Christian Bourgois éditeur.

Pendant le trajet, je me suis forcée à photographier le paysage depuis la fenêtre empoussiérée du wagon, afin de ne pas oublier ce que je vivais à cet instant.
Pendant le trajet, je me suis forcée à photographier le paysage depuis la fenêtre empoussiérée du wagon, afin de ne pas oublier ce que je vivais à cet instant.

Sur le trajet qui me menait au magasin d’alimentation, une voiture remplie de gilets pare-balles a surgi de la brume. Les gilets, destinés à l’armée ukrainienne, avaient été acheminés à Kiev par une association de bénévoles.
Sur le trajet qui me menait au magasin d’alimentation, une voiture remplie de gilets pare-balles a surgi de la brume. Les gilets, destinés à l’armée ukrainienne, avaient été acheminés à Kiev par une association de bénévoles.
Sur le trajet qui me menait au magasin d’alimentation, une voiture remplie de gilets pare-balles a surgi de la brume. Les gilets, destinés à l’armée ukrainienne, avaient été acheminés à Kiev par une association de bénévoles.

Tandis que les négociations entre la Russie et l’Ukraine se poursuivent à Istanbul, les habitants de Kiev attendent la fin de l’alerte.
Tandis que les négociations entre la Russie et l’Ukraine se poursuivent à Istanbul, les habitants de Kiev attendent la fin de l’alerte.

Tandis qu’une sirène d’alerte retentit, annonçant une attaque aérienne, une femme seule s’adosse à un arbre dans un parc désert.
Tandis qu’une sirène d’alerte retentit, annonçant une attaque aérienne, une femme seule s’adosse à un arbre dans un parc désert.

Je pensais avoir pris beaucoup de photos aujourd’hui, mais quand je les fais défiler sur l’écran de mon appareil, je m’aperçois qu’il y en a très peu en réalité.
Je pensais avoir pris beaucoup de photos aujourd’hui, mais quand je les fais défiler sur l’écran de mon appareil, je m’aperçois qu’il y en a très peu en réalité.

Aujourd’hui j’ai rencontré Timofij, quatorze ans. Il est resté à Kiev avec sa famille. Presque tous les jours il sort dans les rues désertes jouer au foot avec un copain.
Aujourd’hui j’ai rencontré Timofij, quatorze ans. Il est resté à Kiev avec sa famille. Presque tous les jours il sort dans les rues désertes jouer au foot avec un copain.

J’ai rencontré un vieux monsieur et sa petite-fille, âgée d’environ six ans. Elle m’a dit d’une voix grave : « Nous avons passé deux semaines à la cave ! Nous étions vingt et un adultes et sept enfants. »
J’ai rencontré un vieux monsieur et sa petite-fille, âgée d’environ six ans. Elle m’a dit d’une voix grave : « Nous avons passé deux semaines à la cave ! Nous étions vingt et un adultes et sept enfants. »
J’ai rencontré un vieux monsieur et sa petite-fille, âgée d’environ six ans. Elle m’a dit d’une voix grave : « Nous avons passé deux semaines à la cave ! Nous étions vingt et un adultes et sept enfants. »

Il n’y avait presque personne dans les rues de mon quartier aujourd’hui, mais tous ceux que j’ai croisés rayonnaient de chaleur humaine. De temps en temps, je m’arrête pour regarder des gens se serrer dans les bras.
Il n’y avait presque personne dans les rues de mon quartier aujourd’hui, mais tous ceux que j’ai croisés rayonnaient de chaleur humaine. De temps en temps, je m’arrête pour regarder des gens se serrer dans les bras.
Il n’y avait presque personne dans les rues de mon quartier aujourd’hui, mais tous ceux que j’ai croisés rayonnaient de chaleur humaine. De temps en temps, je m’arrête pour regarder des gens se serrer dans les bras.

Un petit groupe d’amis et collègues vétérinaires promènent leurs chiens avant le long couvre-feu. Ils sont restés à Kiev pour sauver les animaux.
Un petit groupe d’amis et collègues vétérinaires promènent leurs chiens avant le long couvre-feu. Ils sont restés à Kiev pour sauver les animaux.

À la gare, j’ai vu une jeune femme avec un bébé. Elle m’a demandé si je savais s’il y avait un train pour Tchernivtsi, dans le sud, non loin de la frontière avec la Roumanie. Elle venait d’un village des environs de Kiev et espérait trouver refuge là-bas. Elle a souri, puis son visage a soudain exprimé une profonde détresse : « Mais ma mère est restée. Elle n’a pas voulu partir ! Je veux retourner là-bas ! Je veux rentrer chez moi ! »
À la gare, j’ai vu une jeune femme avec un bébé. Elle m’a demandé si je savais s’il y avait un train pour Tchernivtsi, dans le sud, non loin de la frontière avec la Roumanie. Elle venait d’un village des environs de Kiev et espérait trouver refuge là-bas. Elle a souri, puis son visage a soudain exprimé une profonde détresse : « Mais ma mère est restée. Elle n’a pas voulu partir ! Je veux retourner là-bas ! Je veux rentrer chez moi ! »
À la gare, j’ai vu une jeune femme avec un bébé. Elle m’a demandé si je savais s’il y avait un train pour Tchernivtsi, dans le sud, non loin de la frontière avec la Roumanie. Elle venait d’un village des environs de Kiev et espérait trouver refuge là-bas. Elle a souri, puis son visage a soudain exprimé une profonde détresse : « Mais ma mère est restée. Elle n’a pas voulu partir ! Je veux retourner là-bas ! Je veux rentrer chez moi ! »

Tout a l’air calme dans les quartiers résidentiels de Kiev, même au beau milieu de la guerre. Aux balcons des immeubles pendent des draps colorés, censés cacher et protéger les habitants.
Tout a l’air calme dans les quartiers résidentiels de Kiev, même au beau milieu de la guerre. Aux balcons des immeubles pendent des draps colorés, censés cacher et protéger les habitants.
Tout a l’air calme dans les quartiers résidentiels de Kiev, même au beau milieu de la guerre. Aux balcons des immeubles pendent des draps colorés, censés cacher et protéger les habitants.

Ce soir-là, j’ai rencontré Lisa, une créatrice de design. Un fleuriste distribuait des bouquets gratuits ; elle en avait pris deux et voulait en offrir un à quelqu’un.
Ce soir-là, j’ai rencontré Lisa, une créatrice de design. Un fleuriste distribuait des bouquets gratuits ; elle en avait pris deux et voulait en offrir un à quelqu’un.

J’ai aperçu une traînée de fumée grise et violette qui s’étirait dans le ciel. N’était-ce qu’un simple nuage ? Mais des promeneurs se sont approchés, l’air inquiet, et m’ont dit : « Vous avez vu ? C’était un missile ! Où est-ce que c’est tombé ? Est-ce qu’il y a des blessés ? Est-ce que des maisons ont été touchées ? Regardons les informations ! » Mais aux informations, rien.
J’ai aperçu une traînée de fumée grise et violette qui s’étirait dans le ciel. N’était-ce qu’un simple nuage ? Mais des promeneurs se sont approchés, l’air inquiet, et m’ont dit : « Vous avez vu ? C’était un missile ! Où est-ce que c’est tombé ? Est-ce qu’il y a des blessés ? Est-ce que des maisons ont été touchées ? Regardons les informations ! » Mais aux informations, rien.
J’ai aperçu une traînée de fumée grise et violette qui s’étirait dans le ciel. N’était-ce qu’un simple nuage ? Mais des promeneurs se sont approchés, l’air inquiet, et m’ont dit : « Vous avez vu ? C’était un missile ! Où est-ce que c’est tombé ? Est-ce qu’il y a des blessés ? Est-ce que des maisons ont été touchées ? Regardons les informations ! » Mais aux informations, rien.

Une passante contemple les ruines d’un immeuble bombardé en centre-ville.
Une passante contemple les ruines d’un immeuble bombardé en centre-ville.

J’ai rencontré en ville ce couple avec leurs deux chiens. Ils ont 85 ans. Avec quatre autres membres de leur famille, réfugiés comme eux, ils sont hébergés par leurs jeunes petits-enfants dans un modeste appartement de Kiev.
J’ai rencontré en ville ce couple avec leurs deux chiens. Ils ont 85 ans. Avec quatre autres membres de leur famille, réfugiés comme eux, ils sont hébergés par leurs jeunes petits-enfants dans un modeste appartement de Kiev.
J’ai rencontré en ville ce couple avec leurs deux chiens. Ils ont 85 ans. Avec quatre autres membres de leur famille, réfugiés comme eux, ils sont hébergés par leurs jeunes petits-enfants dans un modeste appartement de Kiev.

Une employée municipale recouvre les plans touristiques de Kiev à la peinture aérosol. Le but est d’empêcher les saboteurs russes de se repérer dans la ville.
Une employée municipale recouvre les plans touristiques de Kiev à la peinture aérosol. Le but est d’empêcher les saboteurs russes de se repérer dans la ville.

Un livreur apporte des repas aux personnes âgées ou malades. Les quelques employés qui travaillent encore arpentent la ville pour effectuer ce genre de livraisons.
Un livreur apporte des repas aux personnes âgées ou malades. Les quelques employés qui travaillent encore arpentent la ville pour effectuer ce genre de livraisons.

À l’occasion de la journée mondiale des droits des femmes, quelqu’un a offert des fleurs aux dames qui faisaient la queue devant la pharmacie. Cette ville continue à vivre.
À l’occasion de la journée mondiale des droits des femmes, quelqu’un a offert des fleurs aux dames qui faisaient la queue devant la pharmacie. Cette ville continue à vivre.

Une poussette abandonnée (à droite) dans mon parc préféré à Kiev, où, prenant mon courage à deux mains, j’ai fini par me rendre
Une poussette abandonnée (à droite) dans mon parc préféré à Kiev, où, prenant mon courage à deux mains, j’ai fini par me rendre

Au début de la guerre, Polina Veller, artiste et designeuse de Kiev, a commencé à fabriquer des masques avec des serre-câbles en plastique jaune et bleu. On dirait d’étranges voiles.
Au début de la guerre, Polina Veller, artiste et designeuse de Kiev, a commencé à fabriquer des masques avec des serre-câbles en plastique jaune et bleu. On dirait d’étranges voiles.
Au début de la guerre, Polina Veller, artiste et designeuse de Kiev, a commencé à fabriquer des masques avec des serre-câbles en plastique jaune et bleu. On dirait d’étranges voiles.

Devant mon immeuble j’ai rencontré Kirill, une figure du milieu de la nuit à Kiev. « C’est devenu difficile de faire confiance aux autres, m’a-t-il dit. Tout à coup on se rend compte qu’ils peuvent balancer des bombes sur les gens, et penser en plus qu’ils ont raison de le faire. »
Devant mon immeuble j’ai rencontré Kirill, une figure du milieu de la nuit à Kiev. « C’est devenu difficile de faire confiance aux autres, m’a-t-il dit. Tout à coup on se rend compte qu’ils peuvent balancer des bombes sur les gens, et penser en plus qu’ils ont raison de le faire. »
Devant mon immeuble j’ai rencontré Kirill, une figure du milieu de la nuit à Kiev. « C’est devenu difficile de faire confiance aux autres, m’a-t-il dit. Tout à coup on se rend compte qu’ils peuvent balancer des bombes sur les gens, et penser en plus qu’ils ont raison de le faire. »

Je venais de sortir mon appareil pour photographier la rue déserte quand une voiture s’est arrêtée à ma hauteur. Quatre hommes armés en ont jailli. Ils ont fouillé mon portable, mon sac, puis ils m’ont demandé pour qui je travaillais. Ensuite ils m’ont présenté leurs excuses. Ils paraissaient tous les quatre à cran et exténués.
Je venais de sortir mon appareil pour photographier la rue déserte quand une voiture s’est arrêtée à ma hauteur. Quatre hommes armés en ont jailli. Ils ont fouillé mon portable, mon sac, puis ils m’ont demandé pour qui je travaillais. Ensuite ils m’ont présenté leurs excuses. Ils paraissaient tous les quatre à cran et exténués.
Je venais de sortir mon appareil pour photographier la rue déserte quand une voiture s’est arrêtée à ma hauteur. Quatre hommes armés en ont jailli. Ils ont fouillé mon portable, mon sac, puis ils m’ont demandé pour qui je travaillais. Ensuite ils m’ont présenté leurs excuses. Ils paraissaient tous les quatre à cran et exténués.

En rentrant chez moi après être allée faire des courses, j’ai pris en photo un homme dans un jardin public. Il m’a raconté que sa femme était malade, qu’il prenait soin d’elle. Il comptait s’occuper d’elle jusqu’au lendemain, puis il rejoindrait la Défense territoriale de Kiev.
En rentrant chez moi après être allée faire des courses, j’ai pris en photo un homme dans un jardin public. Il m’a raconté que sa femme était malade, qu’il prenait soin d’elle. Il comptait s’occuper d’elle jusqu’au lendemain, puis il rejoindrait la Défense territoriale de Kiev.
En rentrant chez moi après être allée faire des courses, j’ai pris en photo un homme dans un jardin public. Il m’a raconté que sa femme était malade, qu’il prenait soin d’elle. Il comptait s’occuper d’elle jusqu’au lendemain, puis il rejoindrait la Défense territoriale de Kiev.

Une épave de voiture près du jardin botanique : l’image insoutenable de la guerre qui se poursuit, inconcevable, absurde et criminelle.
Une épave de voiture près du jardin botanique : l’image insoutenable de la guerre qui se poursuit, inconcevable, absurde et criminelle.

Je vois de moins en moins de journalistes dans la ville. Ici, quelqu’un filme des gens qui font la queue devant une pharmacie restée fermée pendant deux jours. Il ne reste que quelques pharmacies ouvertes.
Je vois de moins en moins de journalistes dans la ville. Ici, quelqu’un filme des gens qui font la queue devant une pharmacie restée fermée pendant deux jours. Il ne reste que quelques pharmacies ouvertes.
Je vois de moins en moins de journalistes dans la ville. Ici, quelqu’un filme des gens qui font la queue devant une pharmacie restée fermée pendant deux jours. Il ne reste que quelques pharmacies ouvertes.
NOTE DE L’ÉDITEUR
À l’heure où nous mettons ce livre sous presse, Evgenia Belorusets se trouve désormais à Berlin.
Elle continue d’écrire, et nous continuerons de la publier.
Une partie des recettes de cet ouvrage sera reversée à l’association France Terre d’Asile.
France Terre d’Asile est une association de promotion des droits humains et de prise en charge des personnes en besoin de protection : demandeurs d’asile, réfugiés, mineurs isolés étrangers. L’association a été créée en 1971 et est aujourd’hui présente dans 11 régions, 60 villes, à travers l’animation d’une centaine de dispositifs qui accompagnent plus de 12 000 personnes chaque jour. Depuis l’arrivée des premières personnes ayant fui l’Ukraine, France Terre d’Asile s’est mobilisée pour participer à l’accueil et l’accompagnement de ces personnes, aux côtés des services de l’État et de nombreuses associations. À Paris, France Terre d’Asile est présente dans le centre Accueil Ukraine, porte de Versailles, pour orienter tous les réfugiés à la recherche d’un lieu d’hébergement en France. En un mois, plus de 7 500 personnes se sont ainsi vu proposer un hébergement depuis ce centre. Ailleurs en France, notre association est également mobilisée dans de nombreux territoires, notamment dans la Manche, le Loir-et-Cher ou les Hautes-Alpes, pour organiser l’accueil, l’hébergement ou l’accompagnement des personnes ayant fui l’Ukraine.
Pour en savoir plus : www.france-terre-asile.org