Elisabeth Lima

Elisabeth Lima

Lola Gruber

Des flans aux anchois, une épaule d’agneau et un entremets nougat-basilic sont au menu quand Livia et Domenic, une écrivaine et un éditeur, reçoivent à déjeuner leur ami Camille, traducteur de poésie polonaise. Mais l’humeur est maussade en ce lendemain de remise de prix littéraire. Car pour une fois, ils estiment que le livre récompensé ne valait pas tant d’honneurs. C’est alors que surgit une idée dans l’esprit de Do : écrire ensemble un best-seller. Peu à peu, les trois convives se prennent au jeu, commencent à imaginer des personnages, une intrigue… Et décident de dissimuler leurs identités sous un pseudonyme.
Débute alors l’écriture d’un roman à six mains, qui va devenir bien plus qu’un simple divertissement. Bientôt, le pari d’un déjeuner arrosé se transforme en une aventure qui aura des répercussions inattendues pour chacun des auteurs clandestins.

Porté par une étourdissante verve narrative, Elisabeth Lima nous fait pénétrer dans l’atelier de fabrication des romans, et nous raconte l’histoire à la fois drôle et émouvante de trois amis à la croisée des chemins.

 

Entretien avec Lola Gruber

Elisabeth Lima joue avec l’idée qu’on peut « fabriquer un best-seller », en s’y mettant à plusieurs et en incorporant dans le roman un certain nombre de « figures imposées ». Est-ce un postulat purement romanesque où cela vous semble-t-il réellement possible ?

Si on y réfléchit, il est assez facile de fabriquer de l’émotion. De repérer ce qui va susciter les sentiments fondamentaux, comme la peur, l’empathie, etc. La publicité, par exemple, l’a très bien compris. Je suis aussi manipulable qu’une autre : un enfant qui retrouve son chien ou une tranche de jambon taillée sur une mouillette au son d’un flûtiau peuvent me tirer une larme. Ce n’est pas sorcier… Mais j’espère précisément l’inverse de la littérature : qu’elle soit sorcière, que je ne comprenne pas comment elle a fait pour m’atteindre. Si les protagonistes d’Elisabeth Lima finissent par écrire un bon livre, c’est que, malgré toutes leurs recettes, ils n’ont pas pu s’empêcher d’y glisser des choses très intimes.

L’aventure littéraire et humaine de vos trois héros serait-elle un manifeste contre l’auto-fiction ? Un cri de révolte contre ce courant en littérature qui ne veut pas se passer de l’auteur, et de sa vie ?

Ce serait plutôt une interrogation sur le besoin d’une figure palpable de l’auteur. Pourquoi veut-on savoir à quoi ressemblait Conan Doyle ? Ou connaître le détail des amours de Stendhal ? Ce qui me surprend, c’est que la lecture est une activité solitaire, une rencontre à distance, où persiste une certaine pudeur ; nous la pratiquons et l’aimons ainsi. Et pourtant, à un moment donné, le texte ne suffit plus. Il y a un besoin que la rencontre se prolonge autrement et que, d’une façon ou d’une autre, l’auteur s’incarne. En fait, on en revient à la Bible : le verbe doit se faire chair. Je trouve ça mirobolant.

Beaumarchais se serait-il trompé en inventant le statut moderne de l’auteur ?

Loué soit Beaumarchais, qui aura tant oeuvré pour protéger ses pairs ! Pour ma part, j’aime bien en revenir à l’étymologie qui définit l’auteur comme « personne ayant autorité ». Écrire permet de se soustraire à toutes les concessions nécessaires de l’existence, de prendre seul toutes les décisions. On a parfois du mal à vivre sans cette autorité parallèle une fois le livre achevé. Et là, ça peut devenir assez pénible pour tout le monde. D’ailleurs, dans le trio d’auteurs d’Elisabeth Lima, le seul vrai partisan de l’oeuvre collective, c’est l’éditeur !

Une clémentine, une bouilloire en cuivre, une grosse fraise en plastique, une petite robe à la fermeture Éclair… D’où vous viennent ces objets plus ou moins étranges qui jouent tous leur rôle dans cette histoire ?

Sans rapport avec leur valeur marchande, les objets sont souvent moins dérisoires qu’on ne les voit. Après tout, même les pires pacotilles ont une chance de durer plus que nous. Sur une tonalité moins légère, il en était déjà question dans Horn venait la nuit, où de petits objets représentent tout ce qui reste des disparus d’Europe centrale. Je ne sais pas d’où sortent la fraise et la fermeture Éclair, qui rappellent à Do et à Liv des moments clés de leur histoire d’amour. Mais la bouilloire en cuivre, elle, vient de très loin : d’une vieille ballade de folk américain, reprise par Joan Baez, que ma mère écoutait souvent quand j’étais petite. Elle commence par ces mots : Get you a copper kettle (« Trouve-toi une bouilloire en cuivre »). On y explique comment distiller du whisky de contrebande pour pouvoir enfin se la couler douce. Comme quoi, le roman est vraiment un art merveilleux : il se nourrit de tout, même d’un hymne à la flemme !

 

Extrait

Elle soupira, puis, comme en conclusion de ses pensées, dit à Do :
— Je ne serai jamais capable d’écrire un livre qui fasse plaisir aux gens. Je ne comprends pas ce qu’ils aiment.
— Bien sûr que si ! dit Do. Bien sûr que tu le comprends. Tous les trois ici, on le comprend. Comprendre, ce n’est pas grand-chose. Pouvoir, même, ce n’est pas sorcier. Ce qui est plus dur, c’est de vouloir. Nous trois, si on voulait, on pourrait pondre un best-seller. On le pourrait. Rien de plus simple !
— Ah tu crois ça, toi ? rétorqua Liv.
Comme pour le prendre à témoin de la forfanterie de Do, elle adressa à Camille une oeillade ironique. — Évidemment ! continua Do, le cigarillo aux lèvres – la fumée lui arriva dans l’oeil, il plissa les paupières. Ce n’est qu’individuellement que ça bloque. Mais si on unissait nos forces…
Liv se resservit du café et regarda son compagnon sans conviction, méfiante, tournant ostensiblement les commissures de ses lèvres vers le bas, comme un chat aplatirait soudain ses oreilles. Mais Do devenait éloquent :
— Ma chérie, il y a une chose que tu ne rates jamais, c’est les personnages. Tes personnages existent, ils vivent. C’est comme ça. On a envie de passer du temps avec eux. On les aime. Tes dialogues aussi, tes dialogues sonnent juste, on les entend, tu sais faire ça magnifiquement. Mais par contre, excuse-moi, tu es assez nulle pour ce qui est des métaphores. Il faut des métaphores, et toi, tu ne sais pas le faire. Tu n’aimes pas ça. Et puis, tes descriptions sont presque toujours bâclées. Bâclées, mais en même temps, elles manquent de dynamisme. Elles sont à la fois trop courtes et trop vagues. Enfin bon, on sent bien que ça t’emmerde.
À l’expression à la fois amusée et lasse de Liv, Camille devina que ces choses lui avaient déjà été dites ; elles n’entraînaient plus ni protestations ni commentaires. Do avait posé son cigarillo au bord du cendrier pour caresser les poils de sa courte barbe, et il regardait maintenant plus loin, plus haut, vers le grand globe laiteux accroché au plafond.
— Mais si je m’occupais, moi, des descriptions… de l’édition… alors là, par contre… Sans compter que… Pour les métaphores… pour élever le machin… Si on s’y mettait ensemble, toi, moi et Camille, quel livre on ferait !
— Je ne vois pas très bien ce que je pourrais apporter, observa Camille avec modestie.
— La poésie polonaise ! s’écria Liv.
Elle semblait avoir soudain rejoint en pensée l’idée naissante de Do et son exaltation les surprit tous, à commencer par elle-même. Un accès d’enthousiasme les serra ensemble quelques secondes. Ils retinrent leur souffle. Puis la tension retomba et ils firent tous trois semblant que rien ne s’était passé. Camille avait les joues en feu.
— Mais la poésie polonaise ne peut pas s’insérer dans autre chose. Excuse-moi, Liv, ce serait comme de mettre… je ne sais pas… de la choucroute dans la pêche Melba. Ça ne va avec rien d’autre.
— Ça va avec la musique. Toutes ces mélodies…
— C’est vrai, admit Camille, déstabilisé. Mais ça ne change rien au fait que je ne pourrais pas servir à grand-chose… Je ne suis pas un poète, je ne suis qu’un traducteur.
— Vraiment ? interrogea Do d’un air malicieux. Tu ne t’estimes pas poète… rien qu’un peu ?
— D’une certaine façon, si. Seulement d’une certaine façon. J’ai besoin du texte des autres.
— Ah ben et nous, alors ? intervint Liv. On est des autres comme les autres…

 

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Librairies

Informations techniques

  • ISBN: 9782267055290
  • Date de parution: 04/09/2025
  • 280  pages
  • Prix: 22 €