L’étrange tumulte de nos vies

L’étrange tumulte de nos vies

Claire Messud

Juin 1940, Paris tombe aux mains des Allemands. Gaston Cassar décide de rester à son poste d’attaché naval à Salonique et de renvoyer sa femme Lucienne et leurs enfants, François et Suzanne, en Algérie pour les mettre à l’abri. Mais pour cette famille pied-noir, survivre à la guerre ne signifie pas d’en être épargnée. Les Cassar vont vivre ballotés par les événements de l’Histoire, sans jamais vraiment s’ancrer nulle part après leur départ de l’Afrique du Nord.
La famille sera toujours séparée par un océan. Tandis que Suzanne, célibataire endurcie, vit auprès de ses parents, François cherche à reproduire le mythe de l’amour idéal, si puissamment incarné par la génération précédente, en épousant la Canadienne Barbara, une femme qui vient d’un tout autre monde que lui. Plus tard, il reviendra à leur fille Chloe de raconter cette quête familiale du bonheur – souvent contrariée par la politique, la foi ou le désir – et d’un endroit où se sentir chez soi.

Couvrant sept décennies d’Histoire sur quatre continents, Claire Messud nous offre les plaisirs de lecture d’une saga familiale et parvient en même temps à nous plonger dans l’intimité de chacun de ses inoubliables personnages. Porté par une écriture au naturel impressionnant, et inspiré par l’histoire de la famille de l’autrice, L’Étrange Tumulte de nos vies constitue une réussite romanesque qui rappelle son grand succès, Les Enfants de l’empereur.

Traduit de l’anglais (Canada) par France Camus-Pichon

 

Entretien avec Claire Messud

Pour quelles raisons, en tant qu’autrice américano-canadienne, avez-vous choisi de raconter l’histoire d’une famille française dans L’Étrange Tumulte de nos vies ?

L’histoire de ma famille est un peu plus complexe. Je suis franco-canadienne américaine : la famille de mon père était française. Il s’agit tout simplement d’un point de départ autobiographique. J’ai bien connu mes grands-parents, mais ils n’ont que très rarement évoqué leur origine pieds-noirs. Mon père pour ainsi dire jamais. J’ai fait beaucoup de recherches sur ce passé, mais j’ai attendu qu’il ne soit plus là pour écrire un roman sur cette histoire. L’Étrange Tumulte de nos vies est un roman d’une très grande ampleur ; vous embrassez trois générations d’une même famille, différentes époques de notre Histoire récente, entre 1940 et 2010.

Qu’est-ce que cela a changé dans votre façon d’écrire, de devoir traiter un matériau aussi vaste et aussi large ?

Ce travail n’a pas été simple. Il a fallu que je trouve un moyen pour traverser les décennies. J’ai finalement décidé de sélectionner un moment précis, quelques semaines seulement, par décennie. On pourrait dire que le processus qui m’a inspirée est comparable à celui d’une opération du cerveau. Pendant une telle opération, le patient doit rester éveillé, car les chirurgiens se sont rendu compte que lorsqu’ils inséraient une aiguille dans le cerveau d’untel, des souvenirs refaisaient surface. Le patient se rappelait dans son entièreté d’un souvenir précis, qui se déroulait comme un petit film, avec tous ses sens éveillés. C’est ainsi que j’ai essayé d’écrire ce roman, comme si j’insérais une aiguille dans le cerveau familial.

Pourriez-vous justement qualifier votre roman de saga familiale ?

Oui, peut-être, mais pas uniquement. Pour moi c’est aussi une histoire de la deuxième moitié du XXe siècle. J’avais l’idée d’écrire sur ma famille, qui n’est pas du tout une famille notable, mais qui a traversé les événements historiques qui nous ont tous touchés. Je m’en suis servie comme d’une sorte de fil rouge pour avancer dans cette histoire. J’étais intéressée par les intersections répétées de leur petite vie avec les grandes forces de l’Histoire. La Seconde Guerre mondiale, bien sûr, mais aussi la guerre d’Algérie, l’essor du commerce du pétrole, l’essor du capitalisme mondial et l’extraction des ressources par les entreprises dans les pays en développement, la domination croissante de la langue anglaise, les débuts du réchauffement climatique, la chute du communisme… Mais j’ai aussi pris conscience que la vision du monde avec laquelle j’avais grandi – qui valorisait l’hybridité, l’internationalisme, la fin des frontières en faveur de la coopération – avait été supplantée par quelque chose d’entièrement différent, un sombre retour aux identités tribales, à l’autoritarisme et aux murs. Mon grand-père français a écrit un mémoire personnel pour ma soeur et moi, couvrant les années 1928 à 1946 – il l’a intitulé « Tout ce en quoi nous croyions », parce qu’il voulait que nous comprenions le monde de nos grands-parents. Je me suis rendu compte que pour comprendre les visions d’un monde qui a disparu, nous devons raconter ses histoires.

Extrait

Juin 1940 Salonique, Grèce Le vendredi 14 juin 1940, jour où les Allemands conquirent Paris, Gaston Cassar, l’attaché naval français à Salonique, devait assister, avec son collègue monsieur le consul Clouet, à une soirée au domicile du consul de Roumanie. Quand l’invitation était arrivée, plus d’un mois auparavant, la famille de Gaston, sa femme, Lucienne, et les enfants, François, huit ans, et la petite Suzanne, six ans à peine, vivaient encore avec lui dans la villa de location du 175 rue Reine Olga, ainsi que tata Jeanne, la soeur aînée et invalide de Lucienne. Le 21 mai, il les avait tous mis dans le train – pour leur faire retraverser la Grèce, l’Italie, la France, et prendre le bateau vers l’Algérie, en Afrique du Nord sur l’autre rive de la Méditerranée, d’où ils venaient et où ils seraient en sécurité. Depuis leurs adieux à la gare, Gaston n’avait aucune nouvelle : alors que le chaos de la guerre s’insinuait dans la vie de tous, les échanges transfrontaliers se réduisaient et aucune lettre ne lui était parvenue, pas même un télégramme. Il s’inquiétait, cédant au désespoir, voire à la panique, mais en bon officier de la Marine, il savait que son devoir envers son pays – sa pauvre France bien-aimée – primait sur tout. Avant son affectation à Salonique, Gaston avait passé quatre ans comme attaché naval au consulat de Beyrouth toute proche – ce qui n’était pas rien pour un officier issu d’un milieu aussi modeste que le sien. Ses supérieurs l’avaient envoyé du Liban vers la Grèce en septembre 1939, après le début de la guerre, pour qu’il soit leurs yeux et leurs oreilles, en fait pour espionner : que pouvait bien tramer l’Italie fasciste en Albanie, voulaient-ils savoir. Et dans la mer Égée ? Quels espions en puissance se rassemblaient dans le port macédonien de Salonique, d’une importance stratégique depuis l’Antiquité ? Gaston avait d’abord pensé qu’il s’agissait, sinon d’une promotion, au moins d’un rôle significatif pour les services de renseignement de la Marine. À présent, toutefois, alors que s’effondrait le monde qu’il connaissait – les Allemands défilaient dans les rues de Paris ! –, il se sentait inutile, coincé dans ce trou perdu sans intérêt, tout seul sans sa chère Lucienne et les enfants pour le ramener au réel. Lorsqu’il se fut habillé, le matin du 14 juin – Gaston prenait grand soin de son uniforme blanc bien repassé, aux boutons étincelants –, la nouvelle de l’humiliation de la France était connue de tous. Les deux domestiques de sa villa de location le traitaient avec un respect lugubre, les yeux baissés. Il parcourut à pied la courte distance le séparant de son bureau, honteux – comment ne pas l’être ? – et pourtant plein de défiance. Quelque part, il devait bien y avoir place pour la résistance.

 

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Informations techniques

  • ISBN : 9782267055191 
  • Date de parution: 28/08/2025
  • 528 pages
  • Prix: 25 €